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"Le meilleur des mondes": immersion dans un monde trop familier

Dernière mise à jour : 14 févr. 2020

Je me lance cette fois dans un nouveau type d'article! Certains livres se prêtent particulièrement bien à une réflexion, et c'est ça que je te propose avec le concept des articles "on en discute". On se lance donc pour la première fois avec le classique d'Aldous Huxley. C'est parti!


- Note: Attention, cet article contient des SPOILERS ! -


"Le meilleur des mondes" se caractérise par une civilisation dite "moderne" qui découle directement de notre société actuelle. Écrit en 1932, le roman est plus que jamais d'actualité. L'usage de la science et des modifications génétiques pour créer des humains "parfaits", ou du moins parfaitement programmés, la manipulation insidieuse des foules pour servir l'État, la discrimination,... tout dans ce roman futuriste ramène le lecteur à son expérience de la société contemporaine.


Rappel de l'histoire:

Nous suivons deux personnages principaux, Bernard Marx (dans la première partie) et John alias le Sauvage (dans la seconde partie), dans leur expérience de la civilisation de l'État Mondial. Impossible de parler de l'histoire sans décrire un minimum le contexte: dans cette civilisation future, les humains sont créés en éprouvettes et on leur assigne avant même leur naissance une caste. Celles-ci sont organisées selon la qualité des gènes et l'intelligence, et vont de Alpha -les individus les plus intelligents- à Epsilon -les moins futés, destinés aux travaux pénibles. En outre, chacun est conditionné, lors d'un long processus qui commence à la naissance et continue pendant l'enfance, à aimer sa caste et à être heureux de ne pas faire partie d'une autre caste. Ainsi, les dirigeants de l'État Mondial s'assurent le bonheur de leurs sujets, qui par conséquent sont comme hypnotisés et ne pensent absolument pas à se révolter ou à fuir. Dès que quelqu'un ressent un inconfort ou une baisse de bonheur, il/elle a directement le réflexe de se droguer au soma, une substance distribuée par l'État. Toute personne refusant de prendre du soma dans des moments critiques -et donc, en un sens, refusant le bonheur artificiel prodigué par la société- est considérée comme étant anormale et "défectueuse" (puisque le terme pourrait s'appliquer à ces êtres produits tels des objets). C'est le cas de Bernard Marx, un Alpha, et le premier protagoniste du roman. Ce dernier ne se sent pas à sa place, et rejette la société qui le traite comme un moins que rien à cause de ses idées différentes. Un jour, il invite Lénina, une conquête potentielle, à se rendre avec lui dans une réserve de sauvages dans le cadre d'un weekend romantique. Les sauvages, ce sont tous ces gens qui, pour une raison ou pour une autre, vivent en-dehors de l'État Mondial. Bernard et Lénina rencontrent alors John et sa mère, qui, comme Bernard le comprend très vite, ont été abandonnés par l'un des dirigeants de l'État Mondial. Bernard entreprend alors de ramener avec lui John et sa mère afin de créer un scandale. En effet, enfanter dans ce futur est devenu tabou, et lorsque la nouvelle se répand, le dirigeant concerné s'exile de lui même, mort de honte. C'est à partir de ce moment qu'intervient le changement de protagoniste. Le lecteur va suivre John dans sa découverte progressive de la civilisation. Si, dans un premier temps, tout le fascine, le Sauvage -tel qu'il est appelé dans le livre- déchante très rapidement. Tout lui apparaît malsain et révoltant, et après avoir jeté des pilules de soma en acte de rébellion, il est emmené par la police chez Mustapha Menier. Ce dernier envoie Bernard Marx (qui a assisté à l'événement) et Watson (un ami de Bernard, qui a participé à l'acte de rébellion de John) dans une île de leur choix, où ils pourront vivre librement. Pour sa part, John s'isole et vit en ermite non loin du centre de la civilisation. À la toute fin du livre, John se suicide car il a été retrouvé par la société qu'il avait fuit, et qui n'a cessé de le harceler pour sa différence.


Alors, oui, le rappel est long. Mais pour un livre dont l'univers est si complexe et important, crois bien que j'ai fait comme je pouvais!


Pourquoi "Le meilleur des mondes" est-il si dérangeant?

"Le meilleur des mondes" n'évoque pas la venue d'extraterrestres, ou l'apparition de la magie. Non, il fait mieux que ça. Avec son État Mondial, Aldous Huxley s'attaque à des concepts bien connus de notre société. Il ancre ainsi sa dystopie dans un cadre familier et la rend par conséquent très (trop?) vraisemblable à nos yeux. Par ailleurs, le monde qu'a décrit l'auteur en 1932 semble se rapprocher de notre temps à pas de géants. Les inventions qu'il évoque et le système qu'il décrit nous ramènent aux avancées scientifiques qu'on a pu faire ces dernières décennies et à certains systèmes politiques. En écrivant ce roman, Huxley a voulu nous mettre en garde par rapport aux dérives de la société, et ce en s'attaquant à plusieurs axes. Je parle ici de deux d'entre eux: l'axe scientifique, et ce que je vais qualifier de l'axe de l'envahisseur.


Toi, tu vivras. Toi, tu meurs.

Le principe de base qui régit le roman, c'est l'eugénisme. En bref, le postulat de l'eugénisme est la sélection d'individus qui ont "le droit de vivre" selon la qualité de leurs gènes, pour justement arriver une société pure, qui serait "le meilleur des mondes". Si l'idée a en soi toujours existé -même sporadiquement-, c'est à l'avènement de l'ère industrielle qu'elle trouve une réelle existence "scientifique" (si on peut dire ça, hein...). En 1932, Huxley voit la montée des totalitarismes et des nationalismes en puissance. L'eugénisme a d'ailleurs été le cheval de bataille de pas mal d'idéologies extrémistes. Il a notamment été mobilisé aux États-Unis, où l'on estime à 60 000 le nombre de stérilisations forcées, ou, plus connu chez nous, dans la propagande pour la "race pure" des nazis.

Dans son livre, Huxley dénonce donc ce type de pensée, qui prend de l'ampleur à l'époque, ainsi que l'idée de la modification génétique qui en découle. Il se peut d'ailleurs que le style d'écriture choisi par l'auteur, qui n'est pas sans rappeler le rationalisme scientifique, soit une critique des chercheurs eugénistes qui faisaient passer leur idéologie discriminatoire et sélective pour une doctrine scientifique. De plus, la plume de Huxley, qui laisse peu de place à l'affect, reflète parfaitement la notion d'émotion interdite qui est décrite dans le roman. L'État Mondial repose entièrement sur la technologie, jusqu'à la reproduction humaine, bannissant totalement toute passion puisque déclencheur de tensions et, au pire, de guerres. En ce sens, l'usage de citations issues de l'oeuvre de Shakespeare contribue aussi à souligner et à critiquer cette diabolisation des émotions dans l'optique d'organiser une stabilité "forcée", puisque le dramaturge britannique représente pour beaucoup "les grands sentiments", la passion.


- Mais je n'en veux pas, du confort. Je veux Dieu, je veux de la poésie, je veux du danger véritable, je veux de la liberté, je veux de la bonté. Je veux du péché. - En somme, dit Mustapha Menier, vous réclamez le droit d'être malheureux. - Eh bien, soit, dit le Sauvage d'un ton de défi, je réclame le droit d'être malheureux.

Le monde imaginé par Aldous Huxley en 1932 était déjà pétrifiant à l'origine, mais en 2019, les avancées majeures qui ont été faites dans les domaines de la technologie et de la génétique rendent le roman encore plus vraisemblable. La naissance du premier bébé éprouvette a en effet ouvert la voie de l'aide à la procréation hors-corps, et les scientifiques vont aujourd'hui beaucoup plus loin. Fin 2018, un scientifique chinois a annoncé la naissance des premiers bébés (des jumelles) génétiquement modifiés. Un premier pas vers la société ultra-eugéniste du roman? Si la modification génétique testée sur les jumelles Lulu et Nana est qualifiée d'inconsciente par la majorité de l'opinion -publique et scientifique-, la manipulation génétique n'en est pas moins passée inaperçue. Avec elle, tout un tas de questions éthiques se sont posées. Que justifie une telle prise de risque sur des individus sains? Où tracer la ligne entre l'éthique et l'immoral?



La culture de l'envahisseur

Enfin, je voulais parler de la fin du livre, qui m'a directement renvoyée à un fait réel qui a eu lieu il y a quelques années de cela.

En 2004, cette photo a fait le tour du web. Il s'agit d'un homme appartenant à la tribu des Sentinelles qui pourchasse, armé d'une lance, l'hélicoptère le prenant en photo. Ce peuple a fait alors sa grande apparition dans le monde, qui ignorait jusque là son existence (ou du moins c'était le cas pour la majorité du monde). Considérée comme la plus isolée du monde, la tribu vit en totale autarcie et refuse le mode de vie "civilisé" que nous connaissons. Lorsque, en 2004, cette photo avait fait le tour de la toile, elle a piqué la curiosité de beaucoup. Qui est cet homme? Comment vit cette tribu? À quoi ressemble-t-elle? Que font ses membres? En 1932, Aldous Huxley, une fois encore visionnaire, décrivait cette scène avec son personnage John le Sauvage. Tout à la fin du roman, John décide de s'exiler de l'État Mondial, qu'il juge malsain et qui le dérange, et part vivre en ermite dans un phare abandonné. Il ne demande alors rien à personne et vit de ses cultures de légumes et de la chasse. Après un moment, des gens issus de la civilisation de l'État Mondial le repèrent et très vite la rumeur court. Le Sauvage est alors assailli de journalistes et d'hélicoptères remplis de curieux et devient violent. En 2018, dans notre monde bien réel, c'est un jeune Américain de 27 ans qui a reproduit la scène d'irruption dans la vie sauvage du peuple isolé des Sentinelles. Il s'est d'ailleurs directement fait tuer par les membres de la tribu. Notre vision de la société est tellement ancrée dans nos têtes que beaucoup de faits et gestes nous paraissent acquis alors que tout n'est qu'une construction qui a pris des milliers d'années à s'installer.

"Le Meilleur des mondes", s'il semble exagéré et tout droit sorti de l'imagination d'un homme, accumule les parallèles avec notre monde contemporain. Et si nous étions en route vers une civilisation semblable à celle de l'État Mondial d'Aldous Huxley?



- Noveltea.



Si tu veux approfondir le sujet, viens voir ici

Articles sur la Tribu des Sentinelles: 1 & 2

Si comme moi tu adores les livres dystopiques, j'ai trouvé cette liste qui a allongé considérablement ma pile de livres à lire ! (en anglais, mais la VF est facile à trouver sur Google ;) )

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